4 - LA SAVOIE - DOCUMENTS - HISTOIRE - Documents de Savoie - - 4 - A huit heures du soir, Sallanches n'était plus qu'un vaste tombeau, recouvert d'une épaisse fumée, mêlée d'une vapeur rougeâtre, semblable à un drap mortuaire tacheté de sang. Des flammes qui scintillaient par-ci par-là, faisaient l'effet des cassolettes de parfums que l'on brûle autour du cercueil des grands. Dans l'espace d'une heure et demie, l'oeuvre de destruction était accomplie. L'incendie ne jetait plus d'éclat ; il s'était affaissé dans l'intérieur des ruines, où il absorbait lentement les restes de sa proie. Trois édifices seulement ont échappé à sa vivacité. Le couvent des soeurs de Saint Joseph, le château Pissard, et le collège habité par les frères des écoles chrétiennes dont la conservation est un fait surprenant. Ce bâtiment fut atteint aux deux ailes, mais on éteignit le feu avec du vin qui coulait dans la rue. Un des frères (frère Anthère) monta sur le toit : il brava pendant trois heures l'ardeur des flammes, et parvint à le préserver. Au reste, il faut l'avouer, le feu se montrât là moins irrité que partout ailleurs, car il s'est éteint de lui-même à une des faces où il était arrivé sans qu'on l'eut aperçu, et où il a laissé des marques de son passage. Le jour est sur son déclin, et la nuit vient étendre ses sombres voiles sur les horreurs qu'il a enfantées. O Dieu ! Quelle nuit ! La nuit est horrible pour celui qui souffre ; elle est accablante pour celui que tourmente le poids de l'affliction : c'est le temps de la douleur. Alors qu'elle est concentrée en elle-même, l'âme s'ensevelit dans sa peine. Oh ! Il est impossible de raconter les anxiétés, les supplices, les tortures auxquelles furent en proie les malheureux habitants de Sallanches pendant l'affreuse nuit qui suivit leur ruine. Séparés les uns des autres, ils marchaient à l'aventure, ils se cherchaient, ils s'appelaient, ils s'embrassaient, ils confondaient leurs pleurs sur les pertes qu'ils connaissaient, et ils se lamentaient ensemble sur celles qu'ils craignaient de connaître. Pourtant ils sont harassés, ils tombent de lassitude, ils essaient de sommeiller, appuyant leurs têtes sur un paquet de haillons qu'ils ont arrachés, au péril de leur vie, à l'avidité des flammes. Trop heureuse est la mère qui a de quoi couvrir l'enfant qu'elle réchauffe sur son sein ; trop heureuse est la fille qui peut envelopper de quelques langes les membres engourdis de l'auteur de ses jours. Tous n'ont pas un lambeau pour s'affubler. La plupart ne possèdent de linge que celui qu'ils portent et que le feu a mis en guenilles. Amour fraternel, que vous êtes admirable ! Ces pauvres gens se dépouillaient de leurs habits pour en faire la couverture des malades. Le riche de la veille est aussi pauvre que l'indigent qu'il nourrissait à sa porte. Celui-ci, pour la première fois de sa vie, se trouve dans la position d'être généreux envers son bienfaiteur. La même main reprenait avec reconnaissance le morceau de viande qu'elle avait donné généreusement le jour de Pâques. Combien elle est touchante l'égalité de l'infortune ! Elle rapproche les extrêmes de la société, elle montre le néant des distinctions qu'établissent l'or et l'argent ; elle met en évidence la grandeur de la vertu qui ne change pas, parce qu'elle prend sa source dans le bien impérissable et souverain. Le peuple si religieux de Sallanches, qui sait que le Seigneur dirige les affaires de ce monde, que les plus grands évènements comme les plus petits détails de la vie des peuples rentrent dans ses conseils de miséricorde, pour être infiniment malheureux n'en est pas moins fidèle. La confiance qu'inspire la foi chrétienne lui restait pour sa consolation. On entendait répéter par toutes les bouches les belles paroles du juste de l'Idumée : " Vous nous aviez tout donné, Seigneur, Vous nous avez tout ôté, que votre saint nom soit béni ! ". Les gémissements, il est vrai, frappaient les oreilles ; la religion ne transforme pas la nature ; elle la relève, elle lui communique le souffle de la vie surnaturelle. Aussi point de murmure, point de blasphème. Le sacrifice fut sans tache. O peuple malheureux ; que vous êtes digne d'admiration ! Ne craignez point : celui qui habille le lis des champs, qui prend soin du passereau, ne saurait vous abandonner. Il a éprouvé votre fidélité, il la récompensera grandement. C'est par ces considérations qu'un vénérable vieillard, assis contre un arbre, ranimait des enfants éplorés, qui rangés autour de lui pour l'abriter, inondaient de leurs larmes sa blanche chevelure. " Mes enfants, leur disait-il, mettons notre confiance en Dieu ; il viendra à notre secours ; chaque printemps, il orne de feuilles les arbres de nos campagnes, et chaque automne, il les en dépouille ; il peut tout, il ne veut que notre bien ; il nous a dépouillés au printemps, l'hiver n'arrivera pas sans qu'il nous rende au moins une partie de ce qu'il nous a retirés ". Ces nobles et prophétiques paroles ne tardèrent pas d'avoir un commencement de réalisation dans un tableau plein de suavité qui, sur les onze heures du soir, s'offrit à tous les yeux. L'adorable sacrement de l'Eucharistie, comme nous l'avons déjà dit, fut transporté dans le verger des soeurs de Saint Joseph, et quand l'incendie, qui lui avait servi de lampe, ne répandit plus de lumière, la religieuse pensée vint au prêtre qui veillait à sa garde, de l'environner de flambeaux. Deux candélabres furent placés de chaque côté du soleil, six autour du reposoir, formant un cercle, et un plus grand nombre furent disposés de manière à éclairer les avenues. Cette illumination mystérieuse fut pour les malheureux sallanchois un rayon divin qui promettait grâces et bénédictions nouvelles. Le sentiment qu'éprouve, à la vue du phare, le navigateur égaré sur l'océan, seul peut avoir quelque harmonie avec celui qui pénètre les incendiés, à l'apparition du feu que venait d'allumer la religion. Soudain les gémissements cessèrent ; le silence du ravissement succédait aux soupirs de l'affliction ; le peuple était à genoux, étendant les mains vers le ciel, versant des larmes de tendresse, et s'abandonnant aux émotions d'une tristesse pieuse qui n'est pas sans douceur. Ainsi que les plantes qui ouvrent leur sein au lever du soleil, après avoir été battus par l'orage de la nuit, de même nos frères de Sallanches, écrasés par l'adversité, relevèrent la tête et dilatèrent leur coeur resserré, à l'exposition de l'hostie sainte. Guidés par un sentiment commun, ceux qui erraient sans but dans les champs, se dirigèrent du côté de ce sanctuaire merveilleux, qui leur apparaissait comme un centre de réunion. A chaque instant et de tous côtés ils arrivaient. C'est dans ce mouvement simultané sur un même point que se reconnurent les membres d'un grand nombre de familles qui se cherchaient et qui n'avaient pu se rencontrer. Hélas ! Tous n'eurent pas le bonheur d'y embrasser les êtres qui leur manquaient et dont la fin leur était inconnue. De jeunes orphelins s'y mêlèrent à la foule des adorateurs, appelèrent leur père et mère et ne reçurent aucune réponse. Pauvres petits enfants ! Ils s'éloignèrent pour chercher encore, pour appeler encore, et leurs recherches furent toujours sans succès. Ces orphelins sont les enfants Morallet, qui ont perdu dans la catastrophe tous leurs parents.
La scène qui se déroula dans ce lieu comprend plusieurs autres faits qui ne sont pas d'un intérêt moins touchant. Il fallait procurer quelques soulagements aux malades. On les apporta donc dans l'enceinte religieuse, où plusieurs, après avoir reçu la bénédiction du Ministre de J.C., furent conduits chez les pieuses filles de Saint Joseph, qui leur pratiquèrent les soins de la plus tendre charité. Tout ce qu'elles avaient, elles le mirent à la disposition du malheur, ainsi que les bons frères qui remplirent également leurs appartements d'une multitude de blessés. Le calme régnait sur le théâtre de si nombreuses et si dures misères. Une pensée céleste en avait pour un moment voilé l'horreur ; mais nous ne sommes pas à la fin de nos tourments. Le jour qui revient va nous apporter une nouvelle source de déchirements de coeur. On apercevait à peine le crépuscule du matin que déjà l'on s'approchait des ruines, comme l'époux s'approchait du cadavre de son épouse, afin de s'assurer par lui-même de sa mort qui lui parait un rêve, ou afin de contempler encore une fois des traits qui ne reparaîtront plus à ses yeux. O douleur ! Quelques-uns croient entendre une voix souterraine qui demande pitié. Encore un être vivant au milieu de cette fournaise ! Les âmes généreuses s'inquiètent de nouveau. " Ah ! Disent-elles, nos malheurs ne seraient rien, si nous avions la certitude qu'aucun des nôtres n'a péri. Quoi ! On entend des soupirs, allons délivrer notre frère, dût-il nous en coûter la vie. Mais d'où viennent ces sourds gémissements se demande-t-on, écoutons bien, prêtons l'oreille, afin de ne pas nous tromper dans la direction que nous aurons à prendre ". Ces paroles circulèrent aussitôt dans la population, qui s'en agita, comme si elle devait recommencer la série de ses cruelles tribulations. On s'approche, on recule : la terre est de feu, l'air est de feu ; on ne peut en supporter le contact. Les murailles calcinées croulent sans cesse : il y aurait témérité criminelle à tenter une excursion sur ce sol homicide : on n'entend plus la voix plaintive C'est trop tard : la mort a terminé les angoisses de celui ou de celle qui nous appelait. " C'était peut-être mon frère ", s'écriait celle-ci ; " c'était peut-être ma soeur ", s'écriait celui-là. " Que la volonté de Dieu se fasse ", répétaient-ils tous ensemble, " et que le Seigneur accorde aux trépassés le repos et la vie éternelle ! "
(début du texte)
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